CHAPITRE 16
Chaque fois qu’Auguste Zanderson regardait sa fille, il voyait l’image de son épouse et de son état mental. Au fil des jours, Ari devenait de plus en plus indifférente et confuse, et elle continuait à suivre Hocking pour leurs rendez-vous secrets. Chaque fois, elle en revenait un peu plus distante, un peu plus perdue, un peu moins elle-même.
Elle mangeait peu, ses joues s’étaient creusées sous une nouvelle pâleur. Elle dormait beaucoup à présent, et, même éveillée, paraissait détachée du monde matériel. C’était un peu comme si la jeune femme se transformait devant lui en fantôme.
Il s’était battu en vain avec elle pour qu’elle cesse de voir Hocking, mais il n’avait sur elle aucun pouvoir. À chaque visite de Hocking, elle était prête et l’attendait, bien que ces visites fussent imprévisibles, à toute heure du jour ou de la nuit.
Zanderson avait menacé Hocking – également en vain – et lui avait proposé de prendre la place de sa fille. Cela ne lui avait valu que moquerie et dérision. Mais la vue de sa fille s’étiolant ainsi sous ses yeux ne faisait que renforcer sa détermination de ne pas la laisser sombrer sans se battre. Il avait décidé de confronter Hocking à sa prochaine visite. Il avait cassé un pied de chaise et le tenait caché à portée de la main, au cas où il aurait besoin d’aide pour renforcer ses arguments.
Pour le moment, alors qu’Ari dormait comme un nouveau-né, il faisait les cent pas devant la porte en attendant les sommations qui ne tarderaient pas. Quand il entendit les coups du heurtoir de métal sur la lourde porte en bois, Zanderson contracta ses épaules et prit place juste derrière l’entrée.
Hocking se glissa dans la pièce sans s’apercevoir tout de suite que la silhouette du directeur lui barrait la route. Puis leurs regards se rencontrèrent et Hocking sembla un moment surpris, bien qu’il se reprît aussitôt pour dire : « Laissez-moi passer. Reculez.
— Ari restera ici, Hocking. Laissez-la tranquille.
— Écartez-vous, imbécile ! C’est un avertissement.
— Et moi je vous dis que c’est fini. Vous ne la ferez plus sortir d’ici. Je ne le permettrai pas. »
Les traits de Hocking semblaient marqués par le défi. « Et qu’est-ce que vous allez faire, monsieur le Directeur ? Comment prétendez-vous m’empêcher de faire quoi que ce soit ?
— Ne me forcez pas à me défendre, parce que je le ferai. » Dans sa colère, Zanderson avait élevé la voix. « Je vous préviens. Sortez d’ici et laissez-la tranquille.
— Ne vous mêlez pas de cela. Vous ne savez pas ce que vous faites. J’essaye seulement de vous aider.
— M’aider ? Ha ! Ha ! Regardez-la. » Zanderson gesticulait en direction d’Ari. « Elle a dormi toute la journée. Elle est épuisée. Si cela continue, vous allez la tuer ! »
Hocking fusilla du regard l’homme qui se tenait devant lui. Il posa une main sur la plaque de contrôle de son pneumosiège. « Je vous le dis pour la dernière fois, laissez-moi passer. »
Le directeur s’écarta lentement. Hocking se déplaça en avant pour le dépasser et, rapide comme l’éclair, Zanderson s’empara de son arme et en frappa de toute sa force le crâne de son adversaire.
Le mouvement ne fut pourtant pas assez rapide. Les doigts de Hocking avaient au même moment joué sur la plaque de contrôle de son siège et la matraque improvisée fit un moulinet dans l’air à quelques centimètres de sa tête avant de retomber.
Une expression de stupeur couvrit le visage du directeur en voyant échouer son coup si bien préparé. Hocking plissa les yeux et ses lèvres se rétractèrent de rage. « Comment osez-vous m’attaquer ! » Sa voix crépitait, renvoyée par le système audio du siège.
Zanderson, sentant sa détermination faiblir, leva une fois de plus son arme et l’abaissa. Il sentit nettement une force contrer le mouvement du pied de chaise et le détourner de sa cible. Au même moment il ressentit un fourmillement dans les doigts et sa main fut comme paralysée. L’arme se fit de plus en plus lourde et lui échappa. Puis, sans savoir comment, le directeur se retrouva à genoux, les mains serrées sur les oreilles tandis qu’un son de haute fréquence lui déchirait le cerveau. Ce son le vida de tout ce qui lui restait de force et il s’écroula au sol.
« Je m’attendais à mieux de votre part, monsieur le Directeur. Imbécile ! Je devrais vous écraser comme le cafard que vous êtes. » Hocking déplaça un doigt sur la plaque de contrôle de son siège et le directeur ferma un instant les yeux sous la douleur, puis il roula sur le côté et s’immobilisa les yeux grands ouverts fixés sur le haut plafond voûté qui dominait la pièce.
Le siège blanc en forme d’œuf s’éleva dans l’air et Hocking leva les yeux. Ari était debout devant lui, l’air docile, presque espiègle. Le regard dans ses yeux bleus paraissait calme et lointain. Comme celui d’une petite fille perdue dans ses rêves.
Hocking remarqua que, bien qu’elle ait dû voir ce qui s’était passé, elle ne semblait pas du tout affectée par la défaite de son père. Il reprit vite son rôle. « Êtes-vous prête, Ariane ?
— Oui, répondit-elle d’une voix engourdie par le sommeil. Je suis prête. Emmenez-moi à la machine à rêves.
— Vous connaissez le chemin. C’est vous qui prenez la tête aujourd’hui, dit Hocking. Je vous suis. »
Darjeeling était aussi différente de Calcutta que la mer d’un égout ; fraîche, propre, pétillante de vie, elle était perchée au sommet d’une colline abrupte à une altitude qui pouvait causer chez le visiteur des étourdissements. La ville était éloignée de tout ce que Spence avait vu jusque-là qu’elle aurait aussi bien pu se trouver sur une autre planète.
Entourée de montagnes imposantes – dont le double sommet du Kanchenjunga était sans conteste le roi –, purifiée par un air léger et gorgé de soleil, Darjeeling resplendissait aux yeux de Spence comme une pierre rare. Elle était recouverte par un ciel d’un bleu éclatant, comme un dais de soie, et partout de minuscules oiseaux bleus voletaient d’un toit à la rue, et de là à un autre toit.
Les habitants de Darjeeling – Népalais, Tibétains, Bhoutanais, Lepchas et autres d’origine moins connue – paraissaient forts, en bonne santé et débordant de sympathie. Spence trouva la ville presque aussi enivrante que l’altitude, surtout après la longue succession des villes de plaine qu’ils avaient traversées, toutes pareilles dans leur saleté et leur misère.
« Darjeeling, le joyau de l’Himalaya ! s’écria Gita. Jamais je n’aurais pu espérer la voir. »
Ils gravirent les rues presque verticales de la ville en terrasses, s’attirant les regards ébahis et les cris d’une population colorée dont beaucoup portaient de très anciens costumes tribaux faits de plumes et de soie, et des bijoux en argent massif. Les enfants, à la vue de l’éléphant, se rassemblaient en riant derrière eux et les montraient du doigt. Leur ascension, des parties basses de la ville aux plus hautes, les conduisit ainsi que leur escorte non officielle jusqu’au siège du gouvernement. Après d’innombrables petits escaliers, ils arrivèrent enfin au Raj Bhavan, le splendide palais du gouverneur surmonté d’un dôme doré.
À l’intérieur de murs de briques blanches où étincelaient sous le soleil des parcelles de mica, s’étendaient des parterres vert émeraude. Des arbres miniatures, soigneusement taillés à la main, bordaient l’allée principale menant à l’entrée du palais, relique vivante du passé colonial britannique.
Quand l’éléphant atteignit la rue qui conduisait au palais, les gardes à la grille d’entrée regardèrent l’animal et sa suite bruyante et se précipitèrent vers eux en baissant leurs fusils. Ils les accostèrent avec force gestes et cris. Gita se mit à crier aussi fort qu’eux tout en montrant du doigt le palais. Après un bref conciliabule, l’un des gardes courut chercher son capitaine.
Pendant ce temps, Spence regardait autour de lui, comme dans un rêve. Les montagnes – si proches qu’elles semblaient à portée de la main – dominaient de tous les côtés de sorte que dans toutes les directions, la vue était unique et exceptionnelle. De cet endroit au sommet de Birch Hill, siège du gouvernement, les toits de Darjeeling s’étageaient par paliers vers le bas de la ville donnant l’impression de se trouver vraiment sur le toit du monde. Les habitants vaquaient à leurs occupations avec entrain et sans se départir d’un large sourire.
Spence était fasciné par tout ce qu’il voyait, et il était heureux de pouvoir seulement regarder et de s’imprégner de tout.
« Le gouverneur va vous recevoir tout de suite. » Ces mots le sortirent de sa rêverie. Il se retourna et vit un homme de petite taille – comme la plupart des habitants de la région –, mais bien bâti et impeccable dans son uniforme vert, se présenter devant eux. Il sourit, découvrant une dentition parfaite, d’un blanc étincelant, mais ses yeux noirs et autoritaires disaient à quel point leur visite bouleversait la routine du personnel dont il avait la charge. « Suivez-moi, je vous prie. »
Les grilles de fer s’ouvrirent en grinçant et, le capitaine en tête, suivi de l’éléphant, ils remontèrent l’allée bordée d’arbres. Arrivés au perron du palais, ils descendirent de leur monture et furent conduits à l’intérieur à travers deux énormes portes de bronze. Spence entendit derrière lui un barrissement sonore. Simba, agitant sa trompe dans l’air, était emmenée par deux gardes portant des piques.
« Adieu, ma vieille, murmura Spence. Et merci pour le voyage.
— J’avais oublié qu’il faudrait s’en séparer un jour, avoua Adjani avec une certaine tristesse. Je commençais à m’attacher. »
Spence soupira et acquiesça de la tête.
Le gouverneur, contrairement à ses sujets, était un homme de grande taille et d’allure princière. Spence s’imaginait facilement transporté dans le temps, en présence d’un souverain dans l’Inde de l’époque des Moghols.
Le marbre blanc étincelait partout, parfois recouvert de précieux tapis d’Orient ; de grandes jarres de laiton contenaient des palmiers et les murs vert amande étaient tendus de peaux de bêtes et de motifs sculptés dans le jade, l’albâtre, l’ivoire ou le bois de teck. Le plafond, également sculpté de représentations stylisées et entrelacées de lions, d’éléphants et de jeunes filles, était doré et soutenu par des colonnes torsadées de marbre vert.
Ils prirent place dans une des nombreuses salles d’audience, à l’intérieur d’une petite alcôve formée par un paravent sculpté dans de minces plaques de marbre jaune, de milliers de roses. Installés sur les coussins de soie rouge qui recouvraient les sièges de rotin, les voyageurs, tout en buvant leur thé et bavardant avec le gouverneur, se sentaient presque devenus membres de l’aristocratie locale. Un serviteur tenait à leur portée des assiettes en argent couvertes de petits gâteaux aux amandes et autres douceurs.
« Je suis bouleversé par l’attaque du convoi de mon ministre. Néanmoins, je suis heureux de revoir Ambooli, mon éléphant, et d’avoir votre témoignage sur cette atteinte à mon autorité. Je vous remercie de votre bienveillance. Elle sera récompensée.
« Si je peux faire quelque chose pour vous exprimer ma gratitude, vous n’avez qu’à le dire.
— Merci, monsieur le Gouverneur, mais votre hospitalité en est déjà le témoignage, répondit Adjani.
— Cela n’est rien. Je serais heureux que, pendant votre séjour à Darjeeling, vous considériez ma maison comme la vôtre. Il est rare pour nous de recevoir des invités de si bon augure et cela me ferait plaisir de pouvoir profiter de votre compagnie. » D’un geste rapide du poignet, les doigts étendus, il congédia le serviteur. « Vous voyez, tout est déjà arrangé.
— Monsieur le Gouverneur…, commença Spence.
— Laissons les titres de côté, je vous en prie. Pour vous je suis tout simplement Fazlul. » Son sourire était aimable, plein de charme et pourtant, d’une façon inexplicable, réservé, comme s’il jouait un jeu où il lui fallait sourire bien que manifestement cela allât à l’encontre de ses propres sentiments. Spence remarqua que les yeux du gouverneur scrutaient constamment les paravents qui les entouraient comme s’il était prêt à bondir pour surprendre un assassin potentiel. Dans l’ensemble, Fazlul donnait une impression de vilenie subtile et rusée qu’il parvenait à masquer par une certaine diplomatie et des manières irréprochables.
Leur hôte était le portrait même du souverain d’autrefois, capable d’accorder à ses invités la main de sa fille, comme de les faire jeter dans la fosse aux serpents, selon l’humeur du moment.
« Oui Fazlul, reprit Spence. Nous avons entendu parler des ruines d’un ancien palais qui se trouverait près d’ici, quelque part dans les collines. Pensez-vous qu’il y aurait quelqu’un capable de nous guider ?
— Ah ! Vous êtes archéologue ? C’est ce que j’ai pensé dès notre première rencontre. Vous savez bien sûr que ces collines abritent de nombreux secrets. Il y a beaucoup de sites qui pourraient vous intéresser : des palais, des temples, des grottes funéraires, des autels. Ce lieu fut autrefois le centre du monde, vous savez. Et j’aimerais croire qu’il le redeviendra.
« Quoi qu’il en soit, je vais vous envoyer notre historien officiel pour en discuter avec vous et vous conseiller. Il vous fournira un guide et je suis persuadé qu’il sera heureux de vous accompagner lui-même. Vous verrez que vous allez être des visiteurs très sollicités. J’espère que votre séjour sera long, car j’ai bien peur que vous n’ayez pas le temps d’accepter toutes les invitations qui ne manqueront pas de vous arriver.
« Mais ce soir, vous serez mes hôtes à un banquet en l’honneur de la célébration de Naag Brasputi. C’est une fête locale. Très colorée. Je suis sûr que vous vous y amuserez. »
Le gouverneur se leva, joignit les paumes de ses mains et les porta à son menton. « Namasté, messieurs. Et à ce soir. »
Les trois invités se levèrent, souhaitèrent au gouverneur une bonne journée et le regardèrent s’éloigner, les épaules relevées, le dos bien droit et les mains près du corps, comme s’il portait une couronne et le sceptre insigne de sa fonction.
« J’ai l’impression de sortir d’une audience avec le roi du Siam, dit Spence.
— Tu n’es pas très loin de la vérité, dit Adjani. Il vient d’une lignée impériale qui remonte à plusieurs siècles.
— C’est un homme orgueilleux et sans scrupule, remarqua Gita. Même à Calcutta on raconte des choses sur lui. Il vaudrait mieux pour nous qu’il ne s’attache pas trop à notre compagnie. »